Maudet et l’inhabituelle division de la droite

Pierre Maudet, rejeté par son propre parti, le PLR, en raison de l’affaire qui a fait polémique, semblait prêt à se résigner et à profiter de son nouveau statut prestigieux de « directeur de la transformation numérique d’une PME active dans la cybersécurité[1] » et de sa retraite dorée d’ancien Conseiller d’Etat à laquelle il avait pourtant annoncé vouloir renoncer avant de l’obtenir quand même. Toutefois, on assiste aujourd’hui à son grand retour sur la scène politique genevoise à l’occasion des prochaines élections pour le Grand Conseil et le Conseil d’Etat.

Pierre Maudet en 2019. Image: Creative Commons

À 45 ans, le politicien genevois de droite libérale est un animal politique, et il est sans doute difficile pour lui de renoncer à ce qu’il ressent très probablement comme une passion et une vocation, voire peut-être même une mission. Si on peut faire l’effort de se mettre à sa place pour tenter de le comprendre, il est néanmoins plus difficile d’être témoin de ce grand retour sans grincer des dents. Et ce sont les membres de la droite et de la gauche qui grinceraient des dents… La gauche est choquée d’assister à ce qui peut être perçu comme un sentiment d’impunité, un sentiment qui peut également être partagé par la droite, mais qui nourrit chez elle une plus grande inquiétude encore : Pierre Maudet prend le risque de la diviser et de limiter grandement ses chances de se retrouver à la majorité aux prochaines élections.

Sans que les faits reprochés soient certes aussi graves, cette situation rappelle celle de François Fillon lors des élections françaises de 2017. Accablé par le scandale de l’emploi fictif de son épouse et d’autres affaires, le vainqueur des primaires du parti « Les Républicains » a nié ou minimisé sa responsabilité et aura maintenu avec acharnement sa candidature pour satisfaire son ego, sa soif de pouvoir et ses intérêts personnels, plutôt que de faire amende honorable en nommant un remplaçant, comme Alain Juppé, pour défendre le programme de son parti. Ainsi, il aura préféré prendre le risque de faire exploser son parti. Et c’est exactement ce qui s’est produit. « Les Républicains » ont entamé leur chute jusqu’aux élections de 2022, pour lesquelles ils ont alors laissé aux électeurs le choix entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Une droite qui ne s’assume pas politiquement, d’un côté, et l’extrême-droite de l’autre. C’était peu réjouissant.

Pourtant, nous ne sommes pas habitués à voir la droite se diviser. Historiquement, elle a toujours été plus unie, du moins en apparence, que la gauche. Elle arrive davantage à manifester un esprit de corps pendant les élections, et ce pour plusieurs raisons.

En effet, face à elle, la gauche semble souffrir d’une tendance intrinsèque à se diviser. C’était déjà le constat de Raymond Aron, sociologue et alors rédacteur en chef du journal Le Figaro, dans son livre L’Opium des intellectuels publié en 1955[2]. Au-delà de quelques envolées idéologiques libérales qui ne prennent pas plus de place que quelques phrases, son ouvrage est particulièrement perspicace lorsqu’il expose les raisons pour lesquelles la gauche n’arrive presque jamais à faire preuve d’unité et à s’entendre pour présenter une voix et un programme uniques. Bien que son analyse soit datée, elle reste étonnamment pertinente et actuelle.

Le travail du sociologue germano-italien Roberto Michels, connu pour son concept de la « Loi d’airain de l’oligarchie », est également remarquablement moderne, bien qu’il date de 1914[3]. Il y décrit ce qui semble être une loi aussi inévitable qu’une loi de la physique. En résumé, lorsqu’il y a un enjeu de pouvoir, les membres d’un parti, aussi intentionnés et sincères qu’ils soient, deviennent progressivement des oligarques en puissance au sein de leurs propres rangs. Il observe cette tendance surtout dans les partis révolutionnaires de gauche, pour la simple et bonne raison que leurs membres luttent pour un pouvoir qu’ils n’ont pas au départ, ce qui démultiplie leur hargne. Un parti bourgeois bien établi souffre moins de cette tendance, néanmoins toujours présente, car il détient déjà le pouvoir et son objectif consiste à le conserver. La hargne y est moindre.

Roberto Michels (1876-1936). Image: Creative Commons

Ensuite, les sociologues Beaux et Pialoux[4], spécialistes de la classe ouvrière, constatent et expliquent l’affaiblissement de la conscience de cette classe sociale, notamment par l’accroissement de la précarité, qui favorise un sentiment de survie personnel au détriment de la formation d’une communauté de lutte, mais surtout par la dispersion de la classe ouvrière. Autrefois formée essentiellement de travailleurs non qualifiés ou qualifiés, elle s’est diversifiée et elle-même divisée pour se composer aujourd’hui d’employés de bureau, de vendeurs, d’intellectuels précaires, d’immigrants en situation illégale, etc.

À l’inverse, les sociologues Pinçon et Pinçon-Charlot[5] soulignent que la haute bourgeoisie comme la bourgeoisie sont représentés par des partis bourgeois qui sont beaucoup plus stables et pérennes que les partis de gauche. Selon eux, c’est parce que la population qu’ils représentent politiquement et qui forme leur vivier de personnalités politiques dispose de tous les types de capitaux. On peut comprendre cela en utilisant la terminologie du sociologue Pierre Bourdieu, qui distingue quatre types de capitaux. Le capital économique, bien sûr, qui rend compte des revenus et d’une fortune élevée. Le capital social, qui caractérise le réseau social étendu dont disposent les classes aisées et qui permet le partage des privilèges. Le fils d’un avocat trouvera un stage dans une étude prestigieuse après un simple coup de fil. Ce sera plus compliqué pour un fils d’ouvrier qui aura eu la chance de bénéficier de ce qu’il reste d’ascenseur social pour mener à bien des études de droit. Le capital culturel, ensuite, qui comprend à la fois le niveau de formation et les diplômes obtenus, ainsi que l’héritage culturel et l’ensemble des connaissances. Enfin, le capital symbolique – en d’autres termes, le prestige – qui s’acquiert et s’entretient par l’exercice de professions prestigieuses et d’un droit de parole dans l’espace public.

Enfin, et les exemples ne manquent pas, la droite a rarement hésité à s’allier avec l’extrême droite, tout en prétendant ne pas vraiment le faire, ou alors uniquement pour faire barrage à la gauche. Mais comme l’histoire de la politique le démontre, suivre le principe de « la fin justifie les moyens » est le point de départ pour renier ses valeurs et s’engager dans un cercle vicieux et destructeur. Le manque de scrupules de la droite traditionnelle est choquante, mais elle lui apporte toutefois un autre avantage majeur, le renforcement de sa force de frappe pendant les élections.

Face à de telles réalités sociologiques, politiques et historiques, la division actuelle de la droite est difficile à expliquer autrement que par la volonté d’un politicien indiscipliné de ne pas accepter son échec et de poursuivre son acharnement.

Une droite qui se divise à son tour ? Image: Pixabay.com

Comme François Fillon en son temps, c’est ce que semble chercher Pierre Maudet aujourd’hui : revenir sur la scène politique, récupérer son prestige et sa position d’avant, au détriment de ses anciens compagnons de parti qui partagent pourtant ses valeurs et son statut social. En réalité, il ne propose rien de bien différent de ses anciens collègues. Il présente essentiellement un programme de droite libérale qui essaie de se donner une allure de centre, voire de centre-gauche sur certains points comme la justice sociale, dans l’espoir d’attirer quelques électeurs habituellement enclins à voter pour la gauche. Sur ce dernier point, il est plutôt comparable à l’Emmanuel Macron de la première heure. Lors des élections de 2017, si ce dernier avait voulu appâter les déçus du gouvernement socialiste de François Hollande en faisant croire qu’il allait engager un programme avec des couleurs socialistes, il est devenu évident qu’il gouverne aujourd’hui à la façon d’une droite libérale plutôt dure.

Le programme politique de Pierre Maudet, certes bien conçu, n’apporte rien de nouveau par rapport aux partis traditionnels de droite. En outre, avec ses annonces de justice sociale pour se donner une couleur de gauche, il rappelle les « gadgets politiques » que certaines personnalités comme Bernard Tapie ou Jacques Attali ont pu incarner, à l’instar de Macron lorsqu’il était encore ministre d’un gouvernement socialiste. En revanche, l’homme politique déchu pourrait bien dans sa tentative d’un grand retour s’avérer très utile pour la gauche, car il est susceptible de fractionner une droite peu habituée à la division. Cela pourrait bien l’affaiblir et donner une chance inespérée à la gauche d’emporter des sièges au Grand Conseil ainsi qu’au Conseil d’Etat.


[1] https://pierremaudet.ch

[2] Aron, Raymond. L’opium des intellectuels. Paris : Fayard, 1955.

[3] Michels, Roberto. Les partis politiques: essai sur les tendances oligarchiques des démocraties. Paris: Flammarion, 1971 (première publication en 1914).

[4] Beaud, Stéphane, et Michel Pialoux. Retour sur la condition ouvrière : enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard. Paris : Fayard, 1999.

[5] Pinçon, Michel, et Monique Pinçon-Charlot. Sociologie de la bourgeoisie. Paris : La Découverte, 2000.


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